Ken Aicha Sy, est une jeune Dakaroise de 23 ans, assoiffée de changement. Blogueuse et militante culturelle, elle se bat pour faire de l'art un véritable facteur de développement au Sénégal.
Rencontre à Dakar.
Ken Aicha Sy chasse la culture à Dakar. Ou plutôt, elle traque, appareil photo et dictaphone en main, les artistes sénégalais de toutes les générations.
Ce jeudi après-midi, installée devant son ordinateur, dans un open space tapissé de graffs et de photographies, situé rue Jules Ferry, dans le centre-ville de la capitale sénégalaise, elle annonce d’emblée la couleur:
«La culture sénégalaise ne se limite pas à la lutte et au m’balax.»
Et pour le prouver, cette Sénégalo-Française a lancé, en mars 2011, un blog intitulé Wakh’Art, (Parler d’art, en wolof).
Elle y retranscrit des échanges avec des artistes de tout bord, qui lui confient les contours de leur travail, leur parcours ou leur regard sur la société sénégalaise.
Des graffeurs au slameurs en passant par les rappeurs, comédiens, sculpteurs, danseurs, peintres ou stylistes, aucun n’échappe à cette grande métisse aux cheveux roux coupés court, aux formes généreuses et au visage rieur.
Fille de l’artiste-peintre sénégalais El Hadj Sy (El Sy) et de la journaliste française Anne Jeanbart, cette designer de profession est née et a grandi à Dakar. Après l’obtention d’un bac littéraire, elle s’envole pour la France.
«J’avais juste envie d’aller voir ailleurs. Ma mère étant Française, la France m’a semblé une évidence», concède-t-elle.
A 17 ans, elle débarque à Paris et s’inscrit dans plusieurs facultés avant d’intégrer Lignes et Formations, une école spécialisée dans les métiers créatifs.
«Cela n’a pas été facile de trouver des stages. Non seulement le milieu du design est très fermé, mais quand tu es noire, c’est encore une autre histoire. En France, je me suis sentie plus Sénégalaise que Française, se remémore-t-elle. En quatre ans, malgré mon dynamisme et ma bonne volonté, je n’y ai pas trouvé ma place. J’ai ressenti un profond malaise, un rejet racial.»
Elle décide alors de retourner à Dakar, où elle renoue avec son père, El Sy, co-fondateur du Village des Arts (atelier d’une cinquantaine d’artistes plasticiens, situé à proximité du stade Léopold Sédar Senghor).
«En sillonnant le village des arts, j’ai eu un déclic. Ce haut-lieu de culture souffrait d’un manque d’exposition criant. La plupart des Sénégalais ne connaissent même pas cet endroit.»
Ken Aicha Sy s’attache alors à mettre en valeur les artistes locaux, qui, selon elle, sont les acteurs essentiels du développement de son pays. Une entreprise qu’elle considère comme une démarche citoyenne et qui passe, dans un premier temps, par le blogging et les réseaux sociaux.
Et puis naquit la Wakh’Art Family
Le rappeur Didier Awady, les groupes Daara J Family ou Takeïfa, le guitariste Saintrick, l’artiste plasticienne Anta Germaine Gaye, le musicien et cinéaste Alibeta, le sculpteur Ousmane Sow, le photographe Mata N’Dour, le peintre Soly Cissé, ou encore la styliste Maguette Gueye —tous ont eu droit à un tête-à-tête avec Ken Aicha Sy.
Sans compter les acteurs de la nouvelle scène culturelle sénégalaise encore inconnus et les artistes de passage dans le pays, «histoire d’ouvrir une fenêtre sur l’extérieur».
Ainsi, le peintre et sculpteur Daniel Buren, s’est également prêté au jeu de l’interview intimiste à la sauce Wakh’Art. Au fil de ces rencontres, Ken Aicha Sy s’est émue d’un foisonnement culturel sénégalais dont les jeunes n’ont pas conscience.
«Toute cette culture questionne pourtant la société dans laquelle nous vivons.»
Le blog totalise 84.000 vues depuis sa création soit 500 à 3.000 vues par jour, indique-t-elle.
Un brin branchée, cette dénicheuse de talents habite le quartier de Gueule Tapée (l’un des 19 arrondissements de Dakar), dans un appartement qu’elle surnomme «la boîte à idées».
Ce lieu trahit son goût pour le design. Des pneus, chaînes, pots de peintures, morceaux de bois et autres objets de récupération customisés font office de décoration et les murs, tagués à l’envi, se déclinent comme un patchwork admirablement désordonné.
«Beaucoup de projets autour de Wakh’Art sont nés ici. J’y ai organisé des concerts et des expositions. C’est un peu comme la Factory d’Andy Warhol, un lieu de passage pour les artistes.»
La plupart de ces artistes font désormais partie de ce qu’elle appelle la Wakh’Art Family. A l’instar de Minuss, un slameur de 26 ans.
«Ken Aicha est active dans tous les domaines. Grâce à elle j’ai pu étendre un peu plus mon réseau, indique-t-il. Elle a relevé le défi de faire vivre l’art sénégalais de façon citoyenne. C’est d’autant plus admirable que, outre le rappeur Didier Awadi et le chanteur Youssou N’dour, peu de Sénégalais réussissent dans la création d’entreprises culturelles au Sénégal.»
Une «entreprise culturelle», c’est bien ce qu’est en train de devenir Wakh’Art. Armée d’un caractère bien trempé et d’un solide carnet d’adresses, Ken Aisha Sy a lancé les Wakh’Art Invite, début 2012.
«Il fallait sortir de la sphère Internet, car tout le monde n’a pas accès à un ordinateur aujourd’hui. Ces événements permettent aux artistes interviewés de montrer leur travail via des expos ou des concerts», explique-t-elle.
Pour légitimer ce concept, le blog s’est mué en une association qui réunit aujourd’hui une équipe dont Ken Aicha Sy est le moteur.
L’association noue des partenariats avec des bars ou centres culturels dakarois où des artistes se produisent en touchant un cachet allant de 10.000 à 15.000 francs CFA (entre 15 et 23 euros environ).
«C’est un défraiement, car les artistes ne sont pas rémunérés à proprement parler. Il s’agit de leur permettre de promouvoir leur art tout en prouvant aux Sénégalais qu’être artiste est un métier à part entière. C’est une autre étape dans le travail de relais que nous réalisons», précise Ken Aicha Sy.
«Je vis et je mange culture»
«Outre la musique, les jeunes ne croient pas en la culture. En s’adressant à eux et en permettant aux artistes d’émerger, Ken Aicha a voulu combler un manque. C’est une fille très exigeante, qui sait où elle va et ce qu’elle veut», déclare Milo, vice-président de l’association, styliste et créateur de mode.
Ken Aicha Sy vient d’ailleurs d’ajouter une nouvelle corde à son arc pour atteindre son but: la création du label Wakh’Art Music (WAM) avec le rappeur et chanteur Moulaye, un ami dont elle est aussi la manageuse.
Premier fait d’arme de Wakh’Art Music: «La gifle», un EP de sept titres réunissant plusieurs artistes, produit en collaboration avec le label français Rise & Shine.
«Nous avons inscrit le nom de Whak’art à la BSDA (Bureau Sénégalais des Droits d’Auteurs) mais je sais que si quelqu’un de mal intentionné veut nous reprendre l’idée, juridiquement, nous ne sommes pas protégés», souligne la jeune femme.
Son farouche engagement et sa témérité laissent pantois. Elle fait partie de ces jeunes descendus en masse dans les rues de Dakar le 23 juin 2011, pour protester contre le projet de réforme constitutionnelle de l’ex-gouvernement sénégalais.
«Cette date et la période de tensions qui a suivi a inspiré de nombreux artistes plasticiens. Il y a aussi eu une exposition réunissant les clichés de près de 300 photographes en avril dernier», note-t-elle.
Et que dire de son ambition? Elle conjugue à la fois les rôles de blogueuse, de présidente d’association, de manageuse et de directrice artistique.
«Je vis et je mange culture. C’est la voie que j’ai choisie.»
Elle prône la mise en place d’un tourisme culturel dans le pays et dénonce un manque de pédagogie autour de l’art contemporain dans les écoles.
«Il y a beaucoup d’institutions privées certes, mais peu de structures gouvernementales. Notre nouveau Ministre de la Culture, j’ai nommé Youssou N’dour, est un artiste. On s’attendait à un grand bouleversement culturel, mais nous ne voyons rien arriver», assène la militante, qui refuse pourtant l’étiquette de porte-voix de la culture sénégalaise.
Et demain, la création d’un musée d’art contemporain?
«Beaucoup de jeunes aujourd’hui voient leur avenir en France ou aux Etats-Unis. Les médias projettent l’idéal d’un système occidental qui n’est pas adapté pour le Sénégal. Nous n’avons ni la même culture ni la même éducation», déplore-t-elle.
Son propos s’adresse autant à la jeunesse sénégalaise qu’africaine et elle aimerait que son initiative fasse des émules dans toute l’Afrique.
«Le jour où j’ai reçu le mail d’une Nigériane qui me demandait comment créer un Wakh’Art Nigeria, j’ai su que mon travail servait à quelque chose.»
Elle admet sans ciller que sa mère est son premier mécène.
«Ma mère est mon modèle. C’est une femme indépendante au fort caractère. Elle me donne un coup de main pour la structure. Et cela me permet de produire de petites choses, afin d’assurer notre fonds de roulement.»
Mais les projets de Ken Aicha Sy semblent aller bien au-delà de «petites choses». Raison pour laquelle elle s’attelle ardemment à la recherche de fonds auprès de la mairie de Dakar ou auprès de grandes entreprises.
Face à sa détermination, Papa Salif Ba, directeur de l’entreprise Colorprint, n’a pas hésité à lui prêter une partie de ses locaux, rue Jules Ferry.
«Elle a l’ambition d’aider ces jeunes artistes qui plongent dans un grand vide dès lors qu’ils décident de sortir de l’ombre. J’ai été ravi qu’elle fasse appel à moi», déclare le jeune homme d’une trentaine d’années.
«Je veux faire de cet espace un pôle culturel, j’entends par là un espace où les gens vont pouvoir sortir du brouhaha dakarois. J’aimerais y voir des bornes musicales, une bibliothèque, des télévisions qui diffuseraient des clips d’artistes sénégalais et africains», énumère Ken Aisha Sy.
«Nous allons prochainement lancer Loubess (Quoi de neuf?, en wolof), un magazine dont je serai la rédactrice en chef. Des artistes et des journalistes locaux sont déjà attachés au projet. Autrement dit, Wakh’Art n’a pas fini de tisser sa toile. De plus en plus de personnes nous rejoignent sur la base du volontariat. Je vais même bientôt devoir faire appel à des stagiaires.»
Le rêve ultime de Ken Aicha Sy? L’éclosion d’un musée d’art contemporain à Dakar, dont elle se verrait bien à la tête.
«Quand je suis revenue au Sénégal, des amis m’ont demandé pourquoi j’avais quitté la France, ils m’ont dit qu’il n’y avait rien à faire ici», se souvient-elle. Tous les jours, je leur prouve le contraire. Nous sommes peut-être n’dol (pauvres, en wolof) mais, culturellement, nous sommes plus que riches.»
Katia Touré
Voici le lien du journal: http://www.slateafrique.com/95441/senegal-culture-ken-aicha-sy-aux-arts-citoyens